Quand il est sorti de terre en 1903, on ne l‘appelait pas encore Lycée des Pontonniers. C’était la Höhere Mädchenschule, l’école supérieure de jeunes filles. Ses bâtiments, leur parti-pris architectural, l’existence même de l’école posent des questions qui vont bien au-delà de l’esthétique. Elles résument à elles seules la déchirante et multiple dualité alsacienne. À laquelle n’échappe pas le sujet crucial de l’éducation des jeunes filles.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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Les écoles supérieures de filles
Lorsque les Allemands prennent le contrôle de l‘Alsace en 1871, la question de l’enseignement dispensé aux filles au-delà du primaire n’est pas négligée, loin de là. Seulement, comme pour les garçons d’ailleurs, le choix est laissé aux familles. De fait, ce sont souvent les plus aisées qui souhaitent donner à leurs filles un bagage supplémentaire.
Les lieux où les jeunes filles pouvaient poursuivre leurs études au-delà du primaire n’étaient pas très nombreux. En plus de l’enseignement confessionnel, catholique ou protestant — La Doctrine chrétienne, la Providence, Notre-Dame —, on trouvait des cours privés, comme le cours de mademoiselle Schwartz, rue des Mineurs.
Les Höhere Mädchenschulen
Mais on ne parle pas alors d’écoles supérieures de filles. Ce concept est une importation de l’Empire allemand, où il se déploie depuis les années 1860.
À son arrivée aux commandes du Reichsland d’Alsace-Lorraine, Eduard von Möller est vent debout contre les cours privés alsaciens, qu’ils soient confessionnels ou laïques. Il y voit, avec une certaine perspicacité, un foyer de résistance à la germanisation imposée par le nouveau pouvoir.
“Les établissements de ce type qui existent aujourd’hui sont
naturellement tous organisés dans le sens et l’esprit français. La langue française n’est pas simplement prédominante, mais règne de manière absolument exclusive. Dans de nombreuses écoles, on inflige même des peines financières et des punitions déshonorantes à qui parle l’allemand ! […] Le culte de l’idole France empêche la prise en considération de tout ce qui est étranger et interdit l’observation objective des autres peuples. […] La fille d’un fonctionnaire allemand ne doit surtout pas être abandonnée à cette monstruosité. Pour autant qu’on puisse être charmé par l’étalage superficiel d’expressions françaises, une famille sérieuse s’aperçoit rapidement de la vacuité de cet exercice.”Courrier de l’Oberpräsident à la Chancellerie impériale,
16 février 1872
Alors l’État et la municipalité entreprennent la création ou la transformation d’écoles existantes en écoles supérieures de jeunes filles, subventionnées et contrôlées par l’Empire.
Marie à l’école supérieure
Adélaïde et moi voulions que notre petite Marie, à l’instar de son frère Auguste, bénéficie de la meilleure éducation possible. Mais nous étions très remontés contre le Kulturkampf du chancelier Bismarck qui faisait la guerre aux catholiques. Et contre la germanisation à marche forcée qui faisait la guerre aux francophiles restés en Alsace.
Nous avons donc choisi, tout naturellement, l’Institution Notre-Dame de la rue des Mineurs, tenue par les chanoinesses régulières de Saint-Augustin. Comme les sœurs de la Divine Providence de Ribeauvillé, elles avaient eu le droit de maintenir leurs établissements, leur maison-mère appartenant au Reichsland.
Ces chères sœurs, avec à leur tête mère Marie-Thérèse Goetz, ont fait la sourde oreille pendant des années aux injonctions des inspecteurs de l’Oberschulrat concernant l’obligation de l’enseignement en allemand.
Quand elle écrit aux autorités, la mère supérieure persiste longtemps à leur donner du « Monsieur le Préfet » et à leur écrire en français ! Ce n’est qu’après le départ de Marie, au début des années 1890, que l’établissement consentira enfin à s’appeler “Unsere liebe Frau“.
Réaction libérale
De façon un peu caricaturale, on disait que les réactionnaires catholiques inscrivaient leurs filles chez les bonnes sœurs, mais que les libéraux protestants, plus éclairés (forcément) avaient besoin d’un enseignement de meilleure qualité, véritablement allemand, pour leur progéniture féminine.
À l’arrivée des Allemands, seule Wissembourg possède une école secondaire “publique” pour les filles en Basse-Alsace. Strasbourg, où habitent tant de fonctionnaires vieux-allemands et leurs familles, ne peut pas se contenter des écoles confessionnelles. On les soupçonne, souvent à juste titre, on l’a vu, d’être des bastions de résistance francophiles.
Alors, la première Höhere Mädchenschule subventionnée par l’Empire et la municipalité ouvre ses portes en 1875, dans les locaux de l’hôtel des Dames d’Andlau, rue des Écrivains.
En tout cas jusque dans les années 1890, les trois quarts des filles catholiques strasbourgeoises restent dans les établissements confessionnels.
Le chanoine Winterer, un de nos représentants au Landesausschuss, s’arcboute un peu maladroitement en faveur de l’enseignement privé. Lorsqu’il est question, en 1888, d’augmenter les subventions des nouvelles écoles « publiques », il va jusqu’à déclarer que les femmes « ne paraissent même pas faites pour être instruites »…
Le site des Pontonniers
Il était normal que les vieux-allemands et les libéraux tiennent à des établissements de qualité pour leurs filles. Et évident que l’argent public serve à cela. Pour une fois, j’étais même d’accord avec un fonctionnaire allemand, lorsque celui-ci, inspecteur du Kreis de Saverne, avait déclaré : « Il est extrêmement important que les futures femmes des milieux instruits, qui, comme on sait, dirigent les hommes en politique de bien des manières, bénéficient d’une instruction et d’une éducation reposant sur des principes allemands. » Mis à part les “principes allemands”, je trouvais cette sentence à la fois très vraie et très drôle…
Vous vous souvenez du Zimmerhof ? À côté des terrains nouvellement occupés par les belles constructions des frères Ritleng, la grande caserne des Pontonniers élevait sa façade un peu austère, peu en rapport avec tous les nouveaux édifices de la Neustadt qui la bordaient. Ces valeureux soldats du génie, si héroïques dans la défense de Strasbourg en 1870, avaient quitté les lieux avec la France.
Nos pontonniers avaient été remplacés par le Pionnier-Bataillon 15. Bientôt à l’étroit, on lui construisit une vaste caserne tout au bout de l’avenue de la Forêt-Noire (qui deviendra la caserne Fiévet, aujourd’hui démolie). Quant au bureau des fortifications, il se retrouvait dans son nouvel immeuble du Sturmeckstaden (quai Jacques Sturm), près d’un des miens, que j’avais achevé en 1886.
La ville put alors acquérir, en 1899, le terrain laissé vacant et démolir les anciens bâtiments militaires. L’endroit, idéalement proche du centre-ville comme de la nouvelle ville, est choisi pour la construction d’un établissement moderne, spécialement conçu pour l’enseignement secondaire des jeunes filles.
Une Mädchenschule allemande
Le cahier des charges du rectorat est simple : il faut que cela fasse allemand. Donc, références obligatoires à la Renaissance allemande avec, pourquoi pas, quelques touches gothiques. L’Empereur aime. Alors on se réfère aux bâtiments de la ville détruits par les Français, comme la légendaire Pfalz de la place Gutenberg.
On force un peu sur les clochetons, flèches et autres bulbes, mais qu’importe. Rappelez-vous le pavillon de l’Allemagne à l’Exposition universelle de Paris. C’est la même inspiration que poursuit ici Johann-Karl Ott, l’architecte municipal, aidé de Gustav Oberthür — qui vient d‘achever les Petites Boucheries — et de Clément Dauchy. On appellera ce style “picturalisme”. De fait, il s’agit là de donner à voir aux jeunes filles un exemple grandeur nature de l’architecture historique des racines germaniques de Strasbourg.
Le bâtiment des classes du lycée des Pontonniers
Tout le répertoire “Renaissance germanique” est donc convoqué : pignons à redents, fenêtres à meneaux, tour d’angle, toitures pentues… Jusqu’à l’oriel d’angle inspiré de l’ancien poêle des Boulangers, rue des Serruriers.
Sa version réduite à un étage orne ici la façade de la salle des maîtresses.
Les flèches dialoguent avec celles de la nouvelle Poste, récemment achevée, en autant de signaux rappelant l’excellence du gothique rhénan.
Sous ces dehors que d’aucuns — dont je faisais partie — trouveront tarabiscotés, se cache une organisation rationnelle des espaces d’enseignement. Contrairement à la plupart des bâtiments scolaires de la Ville, issus de remaniements d’édifices existants, tout est pensé pour transmettre le savoir dans les meilleures conditions.
En plus des 18 salles de classe accueillant de 22 à 42 élèves, de vastes espaces sont dédiés à la musique, au dessin, aux travaux manuels, ainsi qu’aux sciences naturelles. On prévoit même, pour ces dernières, une salle de collections en plus de la salle de cours. Outre les bibliothèques et le logement de la directrice, le concierge et le chauffeur peuvent habiter sur place, dans le petit pavillon à l’extrémité Est du bâtiment des classes.
Les riches intérieurs du lycée des Pontonniers
Dans un article au Schweizerische Bauzeitung, Ott insiste sur l’utilisation des techniques anciennes observées sur les bâtiments historiques de la ville. Il se loue de les réemployer et de donner ainsi du travail aux artisans locaux… et en apprécie le coût modéré.
Par la profusion de stucs et de polychromies que l’on déclare inspirés du Moyen-Âge, on se réjouit de l’impression de luxe donnée aux élèves, les jeunes filles évoluant dans un environnement somptueux.
C’est effectivement riche, chargé, parfois surchargé, toujours pittoresque, d’une historicité sûrement discutable, mais je ne suis pas spécialiste. N’oublions pas que nous sommes alors en pleine période de restauration du Haut-Koenigsbourg. Et l’aigle impérial n’oublie pas de déployer ses ailes. Et ses serres.
L’inévitable Turnhalle du lycée des Pontonniers
Cette carte d’assez mauvaise qualité veut montrer le Kaiserpalast. Nous sommes en 1902. On voit les villas édifiées par les Ritleng au Zimmerhof. Mais le siège de la corporation étudiante Corps Palatia, juste à côté, n’est pas encore construit. Par contre, en deçà de la toute nouvelle passerelle des Faux-Remparts, à gauche du bâtiment des classes, on aperçoit la façade sur l’Ill du gymnase, la Turnhalle dont nous avons récemment décrit l’importance dans le nouvel esprit sportif.
La salle était si richement ornée que je me demandais comment on pouvait s’y adonner à de réelles activités physiques sans risquer de casser quelque chose !
Au mur figurait une vaste fresque de Carl Jordan évoquant le Schwörtag, le fameux serment prêté chaque année devant la Cathédrale.
La grande verrière méridionale était un vitrail du jeune et prometteur Auguste Cammissar, membre du Cercle Saint-Léonard et professeur aux Beaux-Arts.
La verrière de Cammissar représentait la légende de la fille du géant du Nideck, au moment où celle-ci ramasse le paysan et sa charrue comme un jouet merveilleux. Elle permet d’évoquer la campagne alsacienne, les châteaux du Moyen-Âge et les maisons villageoises.
J’en parle au passé puisque tout a disparu dans les terribles bombardements de 1944.
La maison de la directrice (qui fut en fait un directeur)
Celle-ci a fait couler beaucoup d’encre !
Il faut faire quelques pas vers la vieille ville pour comprendre. Vous voyez la rue du Parchemin ? On tombe dessus lorsque l’on descend de la cathédrale par la rue des Juifs. Elle la prolonge, avant de se transformer en rue des Récollets et d’aboutir sur le quai.
Mais avant la construction du pont de la Poste et la destruction de l’église des Récollets en 1904, ces trois rues faisaient une sorte de zigzag, bien éloigné de l’alignement actuel.
Comparaison entre le cadastre de 1840 et une vue actuelle. Le grand rectangle rouge montre l’ancienne église des Récollets. Le petit montre le Katzeroller, à l’angle entre la rue du Parchemin et celle des Pucelles.
Le Katzeroller
Pour faire la suture entre la vieille ville et la Neustadt, il était logique que l’on recherche davantage d’alignement. Question de perspectives aussi.
Mais, pour y arriver, il a fallu tailler à la serpe dans les vieilles maisons de la rue du Parchemin. Qui, au passage, est une des rares anciennes rues dont les immeubles soient tous récents (à mes yeux, c’est-à-dire postérieurs à 1903).
Entre autres, on détruisit le remarquable Katzeroller, qui faisait l’angle avec la rue des Pucelles. Émoi dans la Revue alsacienne illustrée de 1903 :
Qui de nous ne déplore aujourd’hui la disparition de la Pfennigthurm, de la Pfalz et de tant d’autres monuments fameux qui faisaient autrefois la gloire de Strasbourg, de la ville merveilleuse ? Pourquoi donc faut-il que le vandalisme continue et qu’on détruise, comme à plaisir, les rares bâtiments auxquels s’attache encore un souvenir du passé ?
Anonyme – Revue alsacienne illustrée
Tandis que se dessine le mouvement de rejet des grandiloquences de la Neustadt et que tente de s’affirmer une défense du patrimoine architectural ancien, on décide donc, pour apaiser les passions, de réutiliser une partie des colombages du Katzeroller pour la façade de la maison directoriale du nouveau lycée.
Régionalisme picturaliste
Mais autant la mettre en scène ! Là, on sent la patte d’Oberthür. A la noble simplicité de la maison d’origine succède un édifice certes riche mais bien plus chargé.
Cependant, souvenez-vous des innombrables sculptures grotesques et divertissantes des Petites Boucheries. Ici, le travail se veut plus sérieux, plus ornemental.
On n’est pas là pour rire, mais pour apprendre, élever la jeunesse, son sens de l’esthétique et des beautés de l’art d’origine germanique.
L’ensemble ainsi obtenu, inauguré en 1903, est d’une efficacité spectaculaire redoutable. Pour être honnête, je n’aurais pas parié sur la pérennité d’un tel programme. Mais je crois que je me serais trompé !
L’extension Beblo du lycée des Pontonniers
L’établissement eut du succès ! Preuve de l’importance qu’on accordait de plus en plus au cursus secondaire et supérieur des filles. Alors, dès 1912, on demanda à Fritz Beblo — qui avait pris la succession de Johann Karl Ott — de rajouter un gros bloc à l’aile interne du bâtiment des classes.
Beblo s’acquitta de sa tâche avec efficacité, si ce n’est avec grâce. Le gros pavé brise quelque peu l’harmonie du bâtiment existant, avalant notamment la tour d’angle. Mais au moins sut-il conserver l’esprit stylistique, avec les fenêtres à meneaux, notamment. L’établissement y gagne aussi un préau permettant d’abriter les jeunes filles par mauvais temps.
La Höhere Mädchenschule de Strasbourg, votre lycée des Pontonniers, s’inscrit comme un repère dans le système éducatif strasbourgeois. Il est le symbole des progrès dans l’éducation des jeunes filles, d’une certaine pluralité aussi entre un enseignement “officiel” et l’enseignement confessionnel. Il est surtout un marqueur architectural d’une ville nouvelle qui, à l’orée de son centre historique, cherche son style, entre références au passé et poids politique et idéologique qu’elles supposent.
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Toujours l’incontournable et précieux site d’Archi-Wiki : https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
Eric Ettwiller – L’enseignement secondaire des filles en Alsace-Lorraine et dans l’académie de Nancy de 1871 à 1940 – Thèse de doctorat
Sophie Eberhardt – La préservation de l’image de la ville à Strasbourg aux prémices du XXe siècle – Histoire urbaine 2016/1
Eric Ettwiller – L’essor de l’enseignement secondaire des filles en Alsace (1871-1918) – Revue d’Alsace 138/2012
Dossier de l’Inventaire du Grand-Est : https://inventaire.grandest.fr/gertrude-diffusion/dossier/IA67040192
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